Digital and Sustainable Development Goals
30 juillet 2021Drones au Rwanda, Zipline innovation made in Africa
28 septembre 2021Dans une interview accordée à Tactis, Lacina Koné, président de Smart Africa, expose la vision d’une Afrique connectée et porteuse de croissance numérique.
Son projet phare, un “pacte social numérique”, repose sur la mise en place d’un passeport biométrique dématérialisé déployé à l’échelle du continent et l’accès à une identité bancaire unifiée.
Question de Thierry Barbaut :
Vous avez récemment été nommé par Jeune Afrique comme une des 12 personnalités qui font l’Afrique numérique d’aujourd’hui. C’est une importante responsabilité au regard des attentes fortes sur les enjeux du numérique à l’échelle du continent.
Réponse de Lacina Koné, Président – Smart Africa :
Oui, c’est un honneur mais également une grande responsabilité. Je tiens à souligner qu’il s’agit d’un effort collectif rendu possible par le soutien des membres du conseil d’administration de Smart Africa (NDRL : les chefs d’État et les ministres des 32 pays membres).
Le numérique, priorité des chefs d’Etat africains
Thierry Barbaut : Pensez-vous que les chefs d’Etat soient alignés sur le fait que le numérique permet de développer les économies et de générer une croissance plus forte?
Lacina Koné : Oui, il me semble que les chefs d’Etat membres de Smart Africa ont conscience que L’Afrique se doit de réussir son virage numérique. Ce défi est avant tout celui de la transformation et de l’acceptation d’une révolution industrielle portée par un numérique fort.
Aujourd’hui, l’économie numérique est dominée par les Etats-Unis et la Chine. Ces deux ensembles représentent près de 90% du numérique à l’échelle mondiale. En comparaison, l’Afrique ne représente que 1,3% et l’Europe environ 3,7%.
Une ambition à l’échelle d’un continent
Thierry Barbaut : Fintechs, marché mobile, agriculture, santé, éducation. Pensez-vous que l’Afrique puisse devenir une locomotive de la croissance mondiale grâce au numérique ?
Lacina Koné : Oui, certaines projections font état du fait que 40% de la main d’œuvre qualifiée sera africaine d’ici 2030. En 10 ans tout va changer, c’est déjà en cours.
En 2030, l’Afrique possible leader de la croissance numérique mondiale
Thierry Barbaut : Le numérique agira-t-il en levier sur la qualification de ces forces vives ?
Lacina Koné : Tout à fait. Le numérique agit déjà en catalyseur. Le continent africain est jeune avec 70% de la population qui a moins de 25 ans. Le digital peut porter vers une économie de la connaissance et générer une main d’œuvre qualifiée.
Si nous parvenons à mettre en place les fondamentaux d’une économie numérique bien exécutée et bien intégrée transversalement, rien ne s’oppose à ce que l’Afrique ne devienne la locomotive de la croissance numérique mondiale.
Exporter des connaissances plutôt que des matières premières
Thierry Barbaut : Prenons l’exemple du Nigeria, avec 230 millions d’habitants, qui deviendra certainement le troisième pays le plus peuplé en 2030. Les jeunes formés au numérique vont pouvoir travailler depuis le continent pour des petites ou des grandes entreprises n’importe où dans le monde. Cette pratique est déjà en place mais pas assez démocratisée.
Lacina Koné : Oui, au lieu d’exporter des matières premières, nous allons exporter de la connaissance, du développement de logiciels, des applications, de l’innovation. A titre d’exemple, les Etats-Unis disposent d’une économie numérique forte mais peu d’exécutants ou de développeurs sont aux Etats-Unis.
Vers un numérique Made in Africa ?
Thierry Barbaut : Nous aurions un made in Africa, avec des systèmes, des services aussi adaptés à la culture africaine qui s’exporte plus largement à l’international ?
Lacina Koné : Oui, il ne faut pas négliger le contexte africain. L’Afrique va produire pour elle-même et exporter. C’est ce qui se passe par exemple avec Orange Bank, né en Afrique. Il faudra également adapter localement. Ce qui fonctionne sur une partie du continent peut demander des adaptations pour fonctionner dans l’ensemble des pays.
L’alliance Smart Africa adaptée aux contextes locaux
Thierry Barbaut : Certains succès technologiques s’exportent moins bien que d’autres. Et ce alors même que les besoins des pays sont similaires. Selon vous, quelles sont les actions nécessaires afin que des projets numériques puissent être déployés avec succès dans d’autres pays ?
Lacina Koné : Smart Africa est une une alliance. Une plateforme qui permet le partage de bonnes pratiques avec des outils numériques puissants, accessibles et adaptés.
Chaque pays membre de Smart Africa porte un projet phare qui constitue un pilier de la transformation numérique. A titre d’exemple, le Rwanda porte les projets relatifs au développement de la Smart City. Le Kenya se concentre sur l’économie numérique. La Côte d’Ivoire travaille sur la cybersécurité. Le Sénégal définit une stratégie relative à la bande passante très haut débit. Le Burkina travaille au renforcement des capacités tandis que La Tunisie porte le Start Up Act.
Le rôle de Smart Africa est d’assister ces pays afin que les projets passent du stade de note conceptuelle à celui de schéma directeur réalisé dans un contexte national. Une fois ces étapes réalisées, l’implémentation de projets pilotes est possible, comme cela se passe actuellement au Rwanda et au Benin.
En suivant ce procédé, la probabilité que ces projets pilotes s’exportent avec succès dans les autres pays se situe autour des 75%.
Voilà pourquoi l’alliance Smart Africa est extrêmement attentive à ce que des technologies complexes comme par exemple les projets de blockchain en Afrique du Sud puissent être réplicables ailleurs.
Relever le défi d’un marché numérique unique
Thierry Barbaut : Malgré les efforts de Smart Africa, comment passer outre la barrière des différences sectorielles, culturelles entre les pays ?
Lacina Koné : Afin de convertir l’Afrique en un marché numérique unique d’ici 2030, il conviendrait d’implémenter la notion d’identité numérique. A ce sujet, J’entends souvent, “mais de quoi parle-t-on ? La Tunisie est souveraine, le Maroc souverain, la Côte d’Ivoire, le Sénégal comment comptez-vous faire cela ?”
Et bien la réalité des statistiques a montré que plus de 500 millions de personnes en Afrique n’ont aucune forme d’identification. Cette population représente une énorme opportunité pour agrandir l’assiette fiscale d’un pays.
Un pacte social pour fédérer les citoyens
Thierry Barbaut : Mais est ce que ces habitants vont payer des impôts ? Vous croyez en un choc fiscal pour les faire entrer dans l’économie formelle à 100% ?
Il faut transformer l’économie africaine avec deux leviers : le numérique et un pacte social.
Lacina Koné : Etre responsable d’une population, c’est gouverner mais aussi être visionnaire. Actuellement, plus de 70% de la population africaine oeuvre dans l’économie informelle.
La question est de savoir comment formaliser l’informel ?
La proposition de Smart Africa est de recourir à un contrat social. Ce véritable “pacte social” contient des services au bénéfice de la population : recevoir une éducation, accéder aux soins, bénéficier d’infrastructures.
En retour, quels seront les engagements et les responsabilités de ces populations vis-à-vis des gouvernements ? Prendre leurs responsabilités et formaliser les engagements et les activités auxquelles ils participent.
La vocation de Smart Africa est de démocratiser ce contrat social tout en prenant en compte ce que les états et ne font pas, afin de poser ensemble les jalons de ce contrat social.
Cela implique le développement de services publics reposant sur un réseau de fonctionnaires qualifiés et formés aux outils modernes. Cela passe par des marchés en concession pour amener la concurrence du secteur privé. L’état déploie l’orientation, le secteur privé prend la relève.
Déployer des indicateurs de transformation numérique
Thierry Barbaut : C’est une opportunité incroyable d’utiliser cette révolution industrielle dont vous parlez et de surfer sur le potentiel du numérique. Mais quel challenge. Il va falloir déployer les techniques, convaincre, fédérer les acteurs. C’est une révolution des usages et des services… Si on parvient à faire passer ce schéma en dix ans.
Lacina Koné : Il s’agit d’une mission difficile mais pas impossible . Notre vision est de développer un marché unique pour l’Afrique. Afin de mener notre mission à bien, nous développons des “Indicateurs de Transformation Numérique”. Ces indice sont en quelque sorte des Objectifs de Développement Durable du numérique (même si l’ODD 9 inclut déjà le digital).
Le développement de ces indices est essentiel pour évaluer l’écosystème que nous soutenons et nous évaluer nous-même d’ici 9 ans (NDRL : la date d’atteinte des 17 ODD).
Ces indicateurs sont déjà passés en conseil des ministres et actés.
Ils vont nous permettre aussi de nous étalonner sur des concepts, des projets, des régions et des pays, mais aussi sortir de certains aspects prédéfinis par des opérateurs et qui nous semble parfois inadaptés au contexte culturel ou économique local.
Quelle identité numérique pour l’Afrique ?
Thierry Barbaut : Il pourrait donc y avoir une identité numérique démocratisée portée par Smart Africa qui comprendrait un passeport numérique couplé à de la bancarisation, à des services comme l’assurance, l’épargne ? N’est-ce pas un projet incroyablement audacieux au vu des réglementations et des technologies nécessaires ?
Lacina Koné : L’identification d’une population n’est pas une affaire politique. Il s’agit d’une nécessité qui doit faire partie du contrat social.
En tant que citoyen, bénéficier de cette identité, c’est l’assurance d’accéder à des services de premier ordre. Le citoyen, clé de voûte du projet, sera le principal bénéficiaire et l’architecte de cette révolution !
Le contrat social permettra aussi de limiter les fraudes. A l’heure actuelle, rien n’empêche un homme d’affaires au comportement malhonnête d’exporter ses méthodes, et de dupliquer une fraude avérée à un autre pays. Avec la mise en place d’une identité numérique unifiée, nous pourrions mettre fin à ce type d’agissements.
Thierry Barbaut : Il s’agirait d’un contrat social qui aurait donc un impact positif au niveau économique ?
Lacina Koné : Oui, au niveau économique, il est aussi important pour une entreprise de connaître ses clients que pour un Etat de connaître ses citoyens afin de travailler ensemble afin de développer des projets communs. Il s’agit d’instaurer une confiance par le biais d’une identité numérique extrêmement fiable.
A ces débuts, le secteur du “Mobile money” a engendré beaucoup de suspicions et de craintes de fraudes. Aujourd’hui, des milliards de transactions sont traitées avec un score de fraudes ou de dysfonctionnement incroyablement faibles au regard des volumes concernés.